L’invention de l’Etat
Du verbe stare, se tenir fermement debout.
L’Etat c’est ce qui dure, ce qui résiste. Il est la forme organisée des sociétés modernes pour affronter les aléas de l’histoire.L’Etat ne se réduit pas à la somme de ses composantes, assemblées au hasard. Ainsi une population captive, encadrée par une forte police et soumise à la volonté d’un chef, forcée de vivre ensemble par peur des représailles n’a rien d’un Etat. Tant que l’Etat n’est pas déterminé de l’intérieur et voulu par ses membres, il demeure une force arbitraire d’oppression. Le libre consentement définit donc les conditions d’adhésion à la réalité de l’Etat. Pour percevoir la portée de cette affirmation on peut se reporter à la critique menée par Hegel de la doctrine contractualiste de Rousseau.
L’Etat se définit comme une organisation qui permet de donner à une population et un territoire une véritable stabilité et cohésion.
Pour Aristote l’homme est par nature un animal qui vit en société. Les grecs imaginaient que l’humanité avait vécu sous le règne de Cronos, le père de Zeus, une longue période de bonheur et de prospérité. Platon dans le Politique rappelle cet âge d’or où la terre nourricière épargnait à ses enfants la peine et les souffrances du travail, les inévitables préoccupations qu’engendre la vie en société. A l’âge d’or succède l’âge d’argent. Zeus a remplacé son père, les hommes sont désormais contraints au travail de la terre, laquelle devient l’objet d’un partage organisé entre ceux qu’il faut désormais appelé les propriétaires. Puis l’argent le cède à l’airain et au fer. La crainte se substitue au bonheur insouciant des premiers temps. La constitution du mythe de l’âge d’or, et les formes multiples qu’il revêt au cours des siècles, témoignent évidemment d’une nostalgie de l’origine. Mais elles offrent aussi la possibilité de disqualifier le présent au nom d’un passé rêvé, de jeter sur la société un discrédit peu discutable. Il va offrir en particulier à certains penseurs comme Rousseau l’opportunité de mettre au point un instrument de mesure redoutable, l’état de nature.
C’est Rousseau dans son Discours sur les Sciences et les Arts, qui saura faire de l’état de nature une « fiction normative » efficace, c’est-à-dire un instrument contre l’idée du progrès, chère à l’esprit des Lumières. La comparaison de la Nature à une mère nourricière prépare déjà l’allégorie future. L’homme qui veut croire aux bienfaits de la civilisation, reste sourd aux avertissements de la Nature. Il invente un état de nature précédent l’état civil. L’homme à l’état de Nature vit simplement dans une parfaite harmonie avec son environnement. La seule véritable passion que connaissent les hommes, Rousseau la nomme « amour de soi ». On peut l’identifier à l’instinct de conservation. Incapable de faire face seul à une difficulté physique, l’homme sort de son autarcie et réclame l’aide de ses semblables. La société est née. A aucun moment l’état de nature n’est présenté comme ayant été vécu. L’état de nature est une fiction destinée à servir de norme, c’est-à-dire à mesurer le degré de corruption des sociétés modernes. Cette corruption vient principalement de l’inégalité qui règne parmi les hommes. La société en brisant cet isolement égalitaire, pousse les hommes à la comparaison.
En somme c’est pour faire face aux besoins inscrits dans leur nature que les hommes s’associent. Cette association est comme l’aveu d’une faiblesse. Elle a surtout pour conséquence de faire dépendre les hommes les uns aux autres.
Hobbes a composé sa propre fiction. L’état qui précède l’état civil se caractérise par la guerre permanente de tous contre tous. Il résume la vie de l’homme à l’état de nature par la formule « l’homme est un loup pour l’homme. » De fait l’état de nature hobbien ne connaît pour seule loi que celle du plus fort, les hommes vivent dans une crainte permanente à l’origine de laquelle se trouve l’égalité. Pour Hobbes comme pour Rousseau, l’égalité caractérise l’état de nature. Mais l’auteur du Contrat social la valorise au point d’en faire un idéal politique. Las de supporter la violence des conflits incessants et la crainte d’une mort à chaque instant possible, ils vont souhaiter quitter cet état de guerre de chacun contre tous, posant ensemble les armes et s’en remettant à l’autorité d’un tiers : il s’agit du Léviathan. L’une comme l’autre font du passage de l’état de nature à l’état civil un moment essentiel de rupture avec l’animalité. La brebis rousseauiste ou le loup hobbien n’ont guère de place dans la Cité dont l’ensemble semble être avant tout un rempart contre la bestialité.
La légende fondatrice de Rome : Romulus prit sa charrue pour tracer la limite symbolique de la ville future, déclarant en creusant le sillon qu’il était désormais interdit, sous peine de mort, de franchir en armes cette nouvelle frontière. La violence n’avait pas droit de cité. L’interdiction de pénétrer armé dans l’enceinte de Rome est ainsi la toute première Loi de la Cité. Les exercices militaires s’effectuèrent donc à l’extérieur de la ville, sur le « Champ-de-Mars ». Dyonisos, dieu de l’ivresse et de l’exubérance de la Nature, son culte n’est jamais rendu dans l’enceinte de la ville. L’enfance de dyonisos est marquée par l’errance et le retour à la bestialité. Il sème l’ivresse et provoque la démence sur son passage. Il incarne la victoire des forces qui échappent au contrôle de la raison et transforment un homme en fauve. Il a réveillé la Bête endormie par la Loi de la cité. La violence la plus injustifiable au regard des lois est mise en scène pour être plus efficacement expulsée. Cette violence des dieux à l’égard des mortels est bien celle qui s’exerce par le plus fort sur le plus faible, elle ne semble connaître pour principe que celui du talion, elle suppose que la faute fait partie d’un héritage.
Aristote rappelle dans la Politique l’impossibilité pour l’homme de réaliser son humanité hors de l’enceinte de la Cité. Or la cité athénienne, au Vème siècle avant J.C, incarna tout à fait cet idéal de sociabilité qui annonce déjà l’humanisme. L’homme civilisé a vaincu les barbares et les Athéniens manifestent leur fierté dans une des plus antiques tragédies, Les Perses. La cité se donne pour régime la démocratie. Il est d’usage d’ajouter que cette démocratie directe n’était possible qu’au prix d’une impitoyable exclusion. La cité athénienne cherche à représenter, selon la formule de J-P. Vernant, « un nouvel ordre humain ». De fait, elle imite la forme d’un cosmos circulaire et centré.
La politique est une activité noble qui témoigne d’un souci de l’individu de se mettre au service de la communauté. On appréciera le double souci de maintenir une solidarité économique et de supprimer la vénalité des charges. L’arrivée des Sophistes, ces professeurs de rhétorique, ne fera qu’accuser l’inégalité des hommes devant la parole. Le problème vient de ce que la rhétorique n’est qu’un technique, un savoir-faire qui n’a rien à faire avec le savoir. L’art oratoire peut être trompeur, en faire la finalité d’un enseignement, c’est avouer son indifférence à l’égard de la vérité et de la sagesse, c’est professer un véritable relativisme.
On le comprend, le Sophiste, par sa seule présence dans la cité, rétablit l’inégalité entre les citoyens et le droit du plus fort à se faire mieux entendre. La loi du plus riche devient celle de la démocratie.
Machiavel explique dans Le Prince, que le véritable prince se caractérise par sa bestialité, particulièrement par cette « ruse », indice de son animalité. Ce qui fait du prince un être exceptionnel, c’est cette faculté de mobiliser instinctivement toutes ses ressources pour échapper à une situation difficile. Il doit avoir les « bons réflexes » qui sauront transformer les hasards de la vie en occasions de pouvoir. Qualité, bravoure, vaillance, force d’âme sont les composants de cette caractéristique du prince.