Le procès s’établit par le rappel des faits. Depuis la plus haute Antiquité orientale, la relation de fait est parfaitement distinguée de la relation de droit qui elle s’accomplit en plein jour, aux vues et aux sus de tous. Des témoins sont d’ailleurs toujours requis.
Le code du roi HAMMURABI vers 1750 avant Jésus Christ prévoyait déjà dans ses dispositions que l’initiative de la poursuite judiciaire ne peut revenir qu’à une personne qui produit des témoins. L’article 13 de ce code dispose que si les témoins du demandeur ne sont pas déférés au juge dans les six mois, le demandeur qualifié alors de malfaiteur, devra supporter la peine, ici la mort.
Dans le récit des faits concernant les deux filles de joie, il n’y a aucun témoin de la scène. Cela se passe la nuit et la nuit tout est confondu. Les deux femmes sont d’ailleurs présentées dans un rapport de fusion évident. Rien ne les distingue. Et ce trouble marquant l’exposé des faits s’accentue pendant la procédure devant le Roi. Non seulement les deux femmes apparaissent identiques mais elles disent la même chose pour signifier pourtant des positions contraires. Pour résoudre cette confusion, pour répondre à ce parallélisme, le Roi doit trancher.
- Trancher pour répondre
Salomon tranche d’abord pour répondre au mimétisme qui soude les deux femmes. La procédure hébraïque est fondée non sur l’aveu mais sur des témoignages qu’il faut collecter, réunir et apprécier après confrontation. Les paroles des deux femmes qui se répondent annulent leur force respective.
Il tranche aussi pour répondre au parallélisme des formes. Ce parallélisme marque toutes les procédures judiciaires de l’antiquité. Il faut relever en la matière que la première phase du procès archaïque romain présente ce même rituel : l’opposition des arguments marque le début de la procédure sans que le fond du droit ne soit pris en considération.
Le juriste consulte R. GAIUS, au commentaire IV de ses instituts décrit ainsi la procédure judiciaire en revendication d’une chose (en l’occurrence un esclave) «les deux parties sont réunies devant le tribunal avec la chose litigieuse. Celui qui fait la revendication appréhende l’objet du litige en tenant une baguette qu’il pose sur l’esclave en prononçant les paroles suivantes : moi, j’affirme que cet homme est mien en vertu des droits des citoyens romains. Puis se tournant vers l’autre partie, il ajoute : ayant dit qu’elle est sa condition, je t’impose la vindicte ». Cette vindicte à laquelle répond l’autre partie dans les mêmes termes et avec le même geste doit être comprise comme une déclaration de puissance opposée à l’adversaire. Et c’est alors, dit GAIUS, que le magistrat, le prêteur, intervient pour faire cesser le parallélisme des formes.
Et c’est ce que fait ici Salomon. Sa réponse avant toute intervention, est de reprendre chacune des revendications prononcée par les femmes. Et c’est répétition est très importante car le juge souligne par là la symétrie qui reflète la rivalité et paralyse le mouvement de la procédure mais il montre également qu’il a entendu les deux femmes.
En des temps plus anciens le juge n’avait de règne que pour le demandeur. La procédure ici est devenue contradictoire et ce principe figure parmi les proverbes que la tradition a admis sous le patronage de Salomon. Dans la Bible au livre des proverbes «le premier à parler dans son procès parait juste, vienne la partie adverse, elle le contestera ».
La procédure étant contradictoire, le juge l’ayant relevé, la décision peut alors être arrêtée ».
- Reprendre pour arrêter.
La réponse du juge alors même qu’elle est sollicitée et attendue jette un trouble. Dans le procès archaïque romain en revendication, l’intervention du prêteur est si brutale qu’elle a donné lieu, pour l’expliquer, à des lectures variées.
Certains auteurs ont relevé le caractère magique du rituel. La procédure décrite par GAIUS donne en quelque sorte aux parties opposées le rôle du magicien qui à l’aide d’une formule magique et d’une baguette tente de faire apparaître le droit de propriété. Dans cette thèse défendue au début du siècle par l’Allemand HIRZEL, l’intervention du magistrat viendrait en quelque sorte rompre le charme magique et subjectif pour apporter un droit objectif.
D’autres auteurs dont le romaniste français NOAILLES ont considéré le caractère religieux du rituel où le geste d’appropriation engagerait la volonté des Dieux et dans cette lecture, l’intervention du magistrat viserait à remplacer le droit sacré, le «fas » par le droit civil, le «ius ».
Enfin, d’autres, comme le romaniste français A. MAGDELAIN ont vu dans ce rituel un simulacre de combat où la baguette apparaîtrait en remplacement de la lance, le geste de revendication renvoyant pour sa part au geste du soldat, les biens de l’ennemi étant considérés comme «res nullius » c’est à dire chose sans maître, et le prisonnier de guerre se confondant avec l’esclave. Dans ce rituel de combat, l’apparition du magistrat arrêterait l’expression d’une guerre privée pour offrir une justice publique.
Quelle que soit la lecture, le geste des deux parties exprimant une revendication identique ne permet pas de savoir qui est dans son droit. Il revient à Rome, au prêteur d’arrêter cet échange symétrique pour évaluer l’objet de la revendication conformément à l’une des deux prétentions et de régler le litige sans autre précision.
Si les motivations de la décision du prêteur nous échappent, pour Rome la réponse de Salomon se comprend, elle, plus logiquement. Le partage littéral de l’enfant correspond à la solution traditionnelle. Le parallélisme des formes aboutit logiquement à cette sentence : la parole de l’un équivaut à celle de l’autre. Sur la revendication du même objet les deux doivent avoir la même chose, équité mortellement mathématique répondant au droit strict.
Le Livre de l’exode chapitre 21 fonde le mythe de la loi du talion. Cette loi comme ce jugement se trouve ainsi fixée dans les consciences. La tradition garde cette image froide et rigide. La justice de Salomon coupe en deux, à égalité et pourtant la justice comme loi associée à la représentation d’un dieu vengeur ne correspond pas à cette image brutale.
L’ordre provoque un tel trouble qu’il modifie la configuration de la scène. En l’occurrence il met fin au rapport mimétique des deux femmes. Le discours de chacune, à partir de là, se singularise nettement : l’une va plaider pour la vie, l’autre pour la mort. L’une s’adresse au Roi, l’autre au bourreau. Intervient alors la vraie justice de Salomon.
merci